La première partie de ce Working Paper examine les principales tendances en Belgique concernant le risque de pauvreté, par rapport à celles de l’UE27 et des pays voisins. Une deuxième partie montre que l’augmentation du risque de pauvreté de la population de moins de 60 ans peut être en partie attribuée à un accroissement de la concentration du manque d’emploi rémunéré dans certains ménages. En outre, les prestations de sécurité sociale et d’assistance sociale perçues par les ménages sans emploi parviennent de moins en moins à relever les revenus de ces ménages au-dessus du seuil de pauvreté.
Le risque de pauvreté de la population de moins de 60 ans (AROP, at-risk-of-poverty rate) n’a pas baissé en Belgique pendant ces dernières années. Au contraire, il a plutôt augmenté en dépit d’un contexte économique globalement favorable jusqu’au début 2020, marqué par une hausse de l’emploi et une baisse du chômage. À l’échelle de l’Union européenne, la Belgique constitue une exception à cet égard.
Les travaux du Bureau du Plan visent à déterminer quelques-uns des facteurs explicatifs de l’insensibilité manifeste du risque de pauvreté à la conjoncture économique. Ils se fondent sur deux idées tirées de la littérature. La première idée a trait à la notion de polarisation d’emploi et de non-emploi au niveau des ménages, qui est un indicateur du degré de concentration de l’emploi rémunéré dans certains ménages. Un lien très important entre le cycle économique en termes de travail et de chômage d’une part et le risque de pauvreté d’autre part est l’intensité du travail au niveau des ménages. L’indicateur de très faible intensité de travail (Low Work Intensity, LWI) est utilisé par l’UE à cet égard. Il se définit comme le pourcentage de personnes de moins de 60 ans vivant dans un ménage dans lequel ne s’exerce pas ou quasiment pas de travail rémunéré. L’autre angle d’analyse concerne l’impact, en termes de réduction du risque de pauvreté, des allocations de sécurité sociale et d’aide sociale pour les ménages d’âge actif sans emploi.
Le risque de pauvreté est défini comme le pourcentage de personnes dans le ménage disposant d’un revenu disponible équivalent inférieur à 60 % du revenu médian national., et sont calculés sur la base des données de l’enquête European Union Statistics on Income and Living Conditions (EU-SILC).
Les principales tendances observées en Belgique en comparaison avec l’UE27 et les pays voisins, l’Allemagne, la France et les Pays-Bas, sont les suivantes. Le risque de pauvreté en Belgique pour l’ensemble de la population a fluctué autour de 15 % entre 2003 et 2014 pour ensuite progresser jusqu’à 16,4 % en 2017, soit le niveau le plus élevé jamais mesuré. Il a encore davantage augmenté chez les personnes de moins de 60 ans, passant de 13,0 % en 2003 à 16,5 % en 2017. Entre 2003 et 2017, le risque de pauvreté en Belgique a augmenté dans certaines catégories de la population âgée de 18 à 64 ans, et au cours de la dernière année était supérieur à la moyenne de l’UE27 et des pays voisins. Il s’agit des familles monoparentales, des personnes titulaires au mieux d’un diplôme de l’enseignement secondaire inférieur et des personnes de nationalité non européenne. De même, les chômeurs et autres inactifs sont également exposés à un risque très élevé de pauvreté. Le fait qu’en Belgique le risque persistant de pauvreté (risque de pauvreté pendant plusieurs années) chez les enfants de moins de 17 ans a plus que doublé entre 2006 et 2017 et, en 2017, est plus élevé que dans l’UE27 et les pays voisins, est aussi inquiétant. Le risque persistant de pauvreté de la population de 18 à 64 ans évolue également à la hausse.
En Belgique, 12,6 % de la population de moins de 60 ans vit, en 2017, dans un ménage à très faible intensité de travail. Au cours de la période 2003-2017, ce pourcentage a évolué en fonction de la situation économique, mais la très faible intensité de travail reste particulièrement élevée en Belgique en comparaison avec les pays voisins et l’UE27. La Belgique se démarque également, en termes de risque de pauvreté, par un net contraste entre les ménages selon leur intensité de travail. Le risque de pauvreté des personnes âgées de 18 à 59 ans vivant dans des ménages à très faible intensité de travail n’a cessé d’augmenter, passant de 49,8 % en 2003 à 71,9 % en 2017. Pour ce groupe de ménages, en 2017 et à l’exception de l’Allemagne, la Belgique présente le risque de pauvreté le plus élevé. Il en va différemment des ménages qui ne sont pas confrontés à une faible intensité de travail. Pour ceux-là, la Belgique enregistre le risque de pauvreté le plus faible par rapport aux pays voisins et à l’UE-27 sur la période 2003-2017, en dépit d’une certaine augmentation du risque, de 6,5 % en 2003 à 8,3 % en 2017.
Pour comprendre le lien entre l’emploi au niveau individuel et le non-emploi au niveau du ménage, nous examinons le degré de concentration de l’emploi dans certains ménages. La littérature utilise le terme de polarisation. Des recherches antérieures, basées sur l’enquête sur les forces de travail, ont montré que l’emploi individuel a augmenté en Belgique entre 1983 et 2012 alors que le pourcentage d’individus dans les ménages sans emploi n’a pas diminué, ce qui pourrait s’expliquer par une concentration croissante de l’emploi parmi certains ménages. Pour des raisons techniques, nous utilisons ci-après le terme de «ménages sans emploi» plutôt que «à faible intensité de travail», ces concepts coïncidant largement. Pour la période 2007-2015, nous constatons que l’augmentation du pourcentage de personnes dans des ménages sans emploi est également due à une polarisation accrue. Cette polarisation se manifeste surtout dans les ménages ne comptant pas plus d’un adulte de moins de 60 ans, ce qui implique que l’emploi dans ces ménages – principalement des personnes isolées et des familles monoparentales – est beaucoup plus faible que la moyenne. Cela s’explique en partie par le profil relativement moins favorable des personnes concernées: elles sont plus souvent peu qualifiées, nées hors de l’UE, plus âgées et plus souvent affectées par des problèmes de santé. En outre, après 2007 la polarisation parmi les ménages composés de deux personnes potentiellement en emploi (en particulier les couples en âge de travailler) s’est accentuée: la proportion de ménages comptant deux actifs occupés a augmenté, tandis que la proportion de ménages comptant un actif occupé a diminué et la proportion de ménages sans emploi est restée stable.
La progression de la concentration du non-emploi au sein de certains ménages (polarisation) peut expliquer une partie de la hausse du risque de pauvreté de la population de moins de 60 ans. Sans la progression de cette concentration, les ménages sans emploi à risque très élevé de pauvreté auraient été moins nombreux en 2017. Cependant, l’accroissement du risque de pauvreté de la population âgée de moins de 60 ans s’explique principalement par la forte augmentation du risque de pauvreté des ménages sans emploi.
Les ménages sans emploi dépendent bien entendu des prestations sociales. Entre 2003 et 2017, la composition des prestations sociales versées aux ménages sans emploi a fortement évolué. La proportion de ménages où les allocations de chômage constituent la principale source de revenu est passée de plus de 50 % à moins de 30 %, tandis que la proportion pour laquelle les allocations d’invalidité constituent la principale source de revenu a pratiquement doublé. On pointera surtout l’augmentation très sensible de la part de personnes vivant principalement de l’aide sociale (en particulier du revenu d’intégration), qui est passée de 5 % en 2003 à 23 % en 2017. Dans le même temps, le risque de pauvreté a fortement augmenté dans les ménages sans emploi qui dépendent essentiellement d’une ou plusieurs allocations de chômage, et dans une moindre mesure, dans les ménages sans emploi vivant principalement d’allocations d’invalidité.
La cause de l’augmentation du risque de pauvreté des ménages sans emploi ne semble pas résider dans l’évolution des montants des minima sociaux: les minimas du revenu d’insertion et des allocations de chômage (qui sont inférieurs au seuil de pauvreté) n’ont pas baissé depuis 2005 en proportion du seuil de pauvreté, de même que les minimas en matière d’invalidité. Les données font cependant ressortir une concentration sans cesse croissante, parmi les ménages sans emploi, des allocations de chômage et, dans une moindre mesure, des allocations d’invalidité au niveau de leurs minima respectifs, au détriment des allocations non-minimales. Les données administratives indiquent également une augmentation du nombre total des bénéficiaires de prestations minimales de chômage ou d’invalidité.
Les hypothèses formulées dans la littérature sont donc, toutes deux, confortées dans une certaine mesure par cette analyse. L’augmentation entre 2003 et 2017 du risque de pauvreté de la population âgée de moins de 60 ans peut être en partie attribuée à une augmentation de la polarisation des situations d’emploi et de non-emploi parmi les ménages. En outre, les prestations de sécurité sociale et d’aide sociale perçues par les ménages sans emploi parviennent de moins en moins à élever les revenus de ces ménages au-dessus du seuil de pauvreté. Cette évolution n’est pas due à des minima sociaux qui auraient crû moins que le seuil de pauvreté, mais plutôt à l’augmentation de la proportion de bénéficiaires d’allocations minimums ou forfaitaires. Les raisons de cette augmentation devraient être étudiées plus en profondeur. Il est possible qu’elles soient dues à une modification de la composition du groupe d’individus dans les ménages sans emploi, et non à une modification de la réglementation en matière de sécurité sociale.
Source: Bureau Fédéral du Plan