Il est une caste rare dont on parle peu dernièrement dans les sphères économiques: les patrons. Comment vont-ils, ces grands fauves solitaires? Que pensent-ils de ces évolutions multiples qui animent le marché du travail et donc, forcément, les effectifs qu’ils dirigent tant bien que mal? Comment font-ils face au défi complexe qui consiste à répondre aux attentes contradictoires de leurs collaborateurs? Et surtout, qui peut légitimement prendre soin de ces profils forcément sensibles et terriblement exposés aux sursauts de notre économie? Car, oui, il est possible – voire souhaitable – que les patrons aient besoin eux aussi de leur espace de bien-être…
Dans un monde parfait, il suffirait d’appliquer un principe de réciprocité. A l’intérieur d’une équipe de management ou d’une entreprise, prendre soin les uns des autres est finalement assez naturel dans la mesure où ce collectif vit tous les jours une histoire commune. Pourtant, ce n’est pas évident de pouvoir se tourner vers son boss et de lui dire qu’il est au bord du précipice (axa du burn-out). Essayons donc de comprendre qui peut veiller concrètement à prendre soin des dirigeants
Gouvernance et confusion
La manière dont sont construites nos organisations offre une première possibilité de réponse: dans les faits, il appartient au conseil d’administration ou aux autres instances de contrôle de la bonne gouvernance de l’entreprise de se préoccuper de ses dirigeants. Ce n’est pourtant pas aussi simple. Dans la réalité, nous observons aujourd’hui que les instances tendent régulièrement à se substituer aux comités de direction, exerçant ainsi leur mission de surveillance de façon bien maladroite. Nos conseils d’administration manquent souvent de bienveillance, cédant par là au climat généralisé de méfiance qui semble prévaloir actuellement. A l’inverse, il reste quelques cénacles qui cultivent la possibilité d’être soi-même et de trouver du soutien quand cela s’avère nécessaire. Entre les deux, nos coeurs balancent? Pas vraiment…
La puissance des réseaux
Pouvoir se reposer sur la disponibilité et l’écoute de ses ‘pairs’ est précieux. Qui peut en effet s’avérer mieux placé qu’un autre dirigeant, externe à l’organisation par ailleurs, pour détecter les signes annonciateurs d’un problème auprès d’un dirigeant? Encore faut-il être capable pour ce dernier de reconnaître sa propre vulnérabilité (évoquée la semaine dernière ici même dans notre dernier éditorial consacré aux entreprises fragiles et aux managers vulnérables) et de construire des relations de confiance qui permettent de s’exposer sans réserve. Lorsque c’est le cas, il est possible d’entrer dans une double dynamique de prise en charge et d’apprentissage. Double impact donc. Il y a une condition préalable : sortir de la logique de compétition qui régit la plupart de nos relations et accepter que ce que l’on vit n’est ni exceptionnel ni forcément différent de ce que nos pairs expérimentent. Dans tous les cas, cela exige une sacrée dose d’humilité pour celles et ceux dont l’ego est entretenu à longueur d’année.
Le sens du sacrifice
Il y a encore et enfin une troisième voie. Celle qui mène à aller aussi loin que possible dans la ‘souffrance’ et à s’infliger le mal-être jusqu’au moment où cela devient insupportable. La posture est absolument masochiste, mais elle correspond à un modèle assez répandu de dévouement à la fonction de dirigeant et d’oubli de soi. Il faut bien quelqu’un pour porter la croix, en quelque sorte…
Derrière l’emprunt de cette voie royale vers l’impasse, il y a souvent une confiance en soi extrême, la certitude de pouvoir se relever et de repousser les limites un peu plus loin encore. Le pari est risqué. Il est surtout inutile puisque personne n’est irremplaçable. Les patrons se succèdent, à un rythme de plus en plus élevé d’ailleurs, sans que les conditions de travail ne s’améliorent vraiment.
Pouvoir s’attaquer aux causes profondes afin d’améliorer le bien-être général, y compris celui des fonctions dirigeantes, devrait être prioritaire. Car le bien-être des patrons pourrait n’être au final que la somme du bien-être de tous leurs collaborateurs… L’hypothèse peut sembler un peu simpliste. Ne mérite-t-elle pas cependant d’être prise en compte pour éviter que l’histoire ne se répète?
Jean-Paul Erhard