Dans nos entreprises, nous rencontrons souvent des travailleurs ‘historiques’ se plaindre de ce que leur entreprise est devenue. En remportant de nouveaux marchés et en diversifiant ses activités, la boîte a grandi et avec le temps qui passe, les collègues ne se connaissent plus.
Ce n’est plus comme avant. On a perdu les relations de proximité. On n’est plus vraiment une famille ni une bande de potes qui bossent dur ensemble et qui s’aident quand c’est nécessaire. Ce serait donc la faute à la croissance si nos entreprises tendent à diluer la cohésion sociale que nous recherchons? Vraiment? Voilà une hypothèse – et dans certains cas une évolution très probable – que nous pouvons refuser. Analyse et partage ci-dessous…
Une entreprise qui grandit passe par la case ‘recrutement’. Accueillir de nouveaux collègues, c’est l’opportunité de tisser de nouveaux réseaux et de découvrir des talents et profils étrangers. D’élargir nos horizons. En soi, rien donc qui laisse présager une forme de repli sur soi et d’impossibilité d’être en relation avec autrui… Décodons ensemble le mystère de la transformation d’une équipe soudée en un collectif imposant et anonyme.
Des procédures prévues pour que les travailleurs ne se parlent plus…
Une des premières décisions prises au sein d’une entreprise en pleine phase de développement concerne sans aucun doute la nécessité de s’organiser. D’une part, il faut s’assurer que chaque collaborateur ait bien compris quel est son rôle et quelles en sont les spécificités. D’autre part, nous voulons garantir que les pratiques soient cohérentes et articulées entre des équipes qui se complètent.
Comment faire? Nous rédigeons des procédures pour que tout le monde puisse travailler de la même manière, pour que l’organisation puisse assurer à la fois la continuité dans notre manière de procéder. Impact pervers de la démarche? La rédaction de ce type de document est la plupart du temps conçue de façon à éviter que des collègues aient besoin de se concerter ! Les infos sont stockées à tel endroit sur le réseau. Les data sont disponibles sur tel serveur. Les rapports sont partagés sous tel format. Tout est prévu pour que la ‘boutique’ puisse tourner sans qu’il soit nécessaire de se parler. Avec pour conséquence directe l’absence de concertation, de dialogue, d’interactions personnelles… Et une perte de tissu relationnel que chacun regrette au bout du compte.
Mais qui a bien pu mettre une pomme pourrie dans le panier ?
Parlons ensuite de la problématique du recrutement. La croissance passe en effet par l’arrivée et l’intégration de nouveaux effectifs. Or, introduire de nouveaux éléments dans une dynamique collective n’est certainement pas sans risque. Il y a une marge d’erreur dans le choix de nouveaux collègues.
Le défi comporte donc trois dimensions. Primo, parvenir à capturer les compétences et talents qui manquent au sein de l’organisation. Deuxio, veiller à promouvoir la diversité des profils et des caractères. Tertio, se prémunir – même voire surtout en cas d’urgence – contre la tentation d’un choix par défaut qui nous amène à accueillir dans notre organisation quelqu’un.e qui n’adhère ni à nos valeurs ni à nos objectifs de groupe.
Statistiquement, au fil de la croissance, il y aura forcément au sein des groupe des gens avec lesquels nous n’avons pas vraiment d’affinité. Raison de plus pour rester attentif à ne pas introduire dans nos équipes des personnes qui n’ont manifestement aucun intérêt pour le projet collectif dont nous sommes les garants.
Ne pas céder à cette course folle contre le temps…
Et enfin, le paradoxe ultime. Avec la croissance s’engage une course contre le temps qui semble infinie. C’est lorsque le succès se confirme que les travaux forcés semblent rentrer dans une spirale infernale. Ainsi, la perte du sentiment de proximité et la détérioration des relations personnelles est très souvent imputée au manque de temps… Nos entreprises grandissent, leurs effectifs aussi puisqu’il s’agit de mieux répartir la charge de travail. Et pourtant, les travailleurs ont de moins en moins le temps de se concerter! Qui comprend ce mécanisme insensé ?
Alors que les moyens sont désormais disponibles pour mettre en place une organisation stable et maîtrisée, nous engageons une course folle qui ne permet plus les moments dédiés aux échanges interpersonnels. La décision nous appartient pourtant. C’est un pur choix, à la fois individuel et collectif: conserver une attitude qui privilégie la disponibilité et l’ouverture à autrui est-il prioritaire ou pas?
Cette capacité à accepter que l’équipe se transforme reste avant tout une formidable exigence pour chaque membre du collectif… Au sein d’un groupe, chacun.e mène une double quête : satisfaire son besoin d’appartenance d’un côté, et obtenir quelque privilège particulier de l’autre. Aussi, lorsque le groupe grandit, la poursuite de ce double objectif est menacée. Les équilibres sont revus et l’identité-même du collectif est remise en question, avec le risque pour chacun de ses membres de ne pas s’y retrouver.
S’inscrire dans un ensemble qui prend de l’ampleur, c’est mettre notre humilité à l’épreuve et développer notre capacité à nous enrichir de nouvelles influences, sans nostalgie pour le passé lorsque nous étions entre nous, en petit comité, et que nous rêvions ensemble de participer à un projet qui allait devenir énorme.
Jean-Paul ERHARD
Photo : Steve Jobs – Steve Wozniak – Apple© – les fondateurs