Les géants technologiques US viennent de sonner le grand rassemblement: ils font revenir leurs employés au bureau. Ce ne sont ni les seuls, ni les premiers mais nous les regardons souvent comme une source d’inspiration définitive. Même si ce mouvement de retour est ironique dans la mesure où ces acteurs économiques majeurs ont grandement contribué à l’intensification du travail à distance, il repose sur une analyse de besoins non rencontrés dans nos entreprises. Il annonce aussi de nouveaux défis RH que nous ne pourrons pas prendre à la légère. Comme chaque semaine, on essaye donc de comprendre et surtout de voir comment on aborde la question au cours des prochains mois.
Cette envie d’opérer un retour en arrière correspond à trois nostalgies… Trois profondes envies de retrouver quelque chose que nous pensons avoir perdu (alors que nous ne les avons peut-être même jamais possédées vraiment !). Faut-il pour autant essayer de les imposer à nos collaborateurs? Certainement pas.
Nostalgie n°1: le retour du contrôle
Il n’y a rien à faire… Pour certains managers, cela reste intolérable d’imaginer que telle collaboratrice puisse aller à la piscine et manger un bout sur le pouce avec une copine alors qu’elle est en télétravail… Et pourtant, qu’est-ce que cela change à la qualité et/ou au volume du travail réalisé en fin de journée? Nada.
Mieux gérer les talents en les ayant sous les yeux, cela reste un réflexe simple, et plutôt naturel. Nos entreprises tournent grâce à des indicateurs. Et malgré la puissance des outils dont nous disposons, mesurer le travail s’avère compliqué lorsque nous ne sommes pas au courant de l’activité concrète de celles et ceux qui font tourner la boutique. Evidemment, ce n’est pas la distance qui nous empêche de savoir ce qui se passe au quotidien… La difficulté de maîtriser l’avancée réelle des activités vient du manque de communication entre les parties. Le retour au présentiel permet de ‘voir’ et d’entendre, sans effort, comment l’énergie et les talents de nos collègues se déploient.
Problème cependant: il n’y a pas de valeur ajoutée pour les travailleurs dans ce retour du contrôle. Celles et ceux qui évoluent dans la transparence et l’honnêteté y voient un manque de confiance terrible. Les autres qui tendent à ‘abuser’ du système (une notion très relative bien sûr) perdent un avantage acquis. Seuls les collaborateurs en déficit d’encadrement peuvent y trouver un intérêt. Sont-ils suffisamment nombreux pour susciter un retour massif vers nos bureaux cossus? Non.
Nostalgie n°2: le retour de la performance collective
Soyons de bon compte: le travail à distance a permis d’améliorer globalement le niveau de performance individuelle. Meilleure concentration, stress réduit puisque libéré des contraintes de mobilité entre autres, disponibilité étalée dans le temps: les avantages sont nombreux. Le tableau serait idyllique s’il n’était obscurci par une autre montée en puissance, à savoir celle de l’égoïsme forcené de nos collaborateurs. L’expression ‘Me Myself and I’ n’a jamais été aussi pertinente.
Cela semble aller de soi: au fur et à mesure que les intérêts individuels prennent le pas, la contribution aux objectifs communs passe au second plan. Aujourd’hui, l’efficience collective de nos entreprises est mise à mal. Ce que nous ressentons au quotidien, c’est un manque de fluidité dans les échanges ainsi que le ralentissement des interactions nécessaires pour garantir l’alignement… Nous sommes frappés chaque jour par la difficulté d’organiser des efforts simultanés. Ces moments où l’équipe en place se mobilise et réalise des progrès visibles grâce à l’entraide immédiate sont devenus rares.
Il devient urgent d’organiser la performance collective malgré l’éloignement et la désynchronisation des équipes. Voilà une bonne raison de revenir au bureau. Mais dans un ‘combat’ entre la performance collective et les aménagements de confort individuel, ce sont ces derniers qui l’emportent quoi que l’on en dise. Le modèle durable d’équipe dispersée et efficiente à la fois reste donc à inventer.
Nostalgie n°3 : le retour de la convivialité (et de la solidarité)
Enfin, reconnaissons que malgré nos rappels insistants, la dimension sociale du travail reste largement sous estimée. Se lever le matin pour relever des challenges passionnants, ça se conçoit dans un environnement de travail stimulant… Prendre la route pour partager quelques heures avec des personnes que l’on apprécie (et d’autres que l’on exècre), c’est nécessaire. Dans le volonté de maintenir une présence physique minimale au bureau, il y a une intuition forte qui consiste à protéger le corps social que représente des travailleurs présents ensemble, ici et maintenant, pour vivre des moments uniques. L’expérience conviviale est un des fondements de notre rapport au travail.
Ensuite, la performance collective que nous évoquions à l’instant n’est ni le fruit du hasard, ni celui d’une alchimie magique et inexplicable. C’est le fruit du travail, de la recherche des synergies, de la répétition des efforts… Il s’agit de construire une équipe en développant un vécu commun. Se retrouver régulièrement pour y arriver est là aussi nécessaire. Mieux encore, c’est un facteur d’accélération certain. Il serait idiot de s’en priver… sans en abuser.
Nos schémas de pensée aiment les oppositions. Les choix dichotomiques nous simplifient la vie mais ils ne sont pas forcément adaptés à notre réalité. La présence physique dans nos environnements de travail ne peut plus se gérer par une approche de type noir ou blanc. Les géants de la tech US qui veulent imposer un retour inconditionnel au bureau étaient ceux qui se prononçaient pour un télétravail permanent lorsque la pandémie se prolongeait. Un manque de nuance qui confine à la bêtise…
Individualisme et convivialité ne sont pas des contraires. Performance collective et développement individuel ne sont pas incompatibles. Ce sont des tendances fortes, tantôt complémentaires, tantôt contradictoires qui font du people management une discipline complexe, voire de temps à autre un art raffiné que nous adorons pratiquer.
Jean-Paul Erhard