Mindfulness@work : instrumentalisation ou réelle volonté de diminution du stress ?

La pratique s’intensifie. La médiation en pleine conscience s’impose parmi les pratiques nécessaires auprès des cadres, dirigeants et leaders soumis à des impératifs de performance de plus en plus… complexes. Mais la médiation s’avère judicieuse pour un collaborateur, quel que soit son niveau de responsabilité. Le point de situation, paru au cours du premier trimestre dans l’édition magazine de Peoplesphere (n°193 – février/mars 2015) sous l’intitulé : Mindfulness@work : renaissance ou récupération.

«Je pratique la méditation deux fois par jour depuis 25 ans. La méditation est la chose la plus importante que j’ai faite pour améliorer mon leadership.» L’ancien PDG de Medtronics, Bill George, poursuit : «Cette pratique m’a aidé à mieux me connaître, et à faire preuve de plus de compassion envers moi-même et envers les autres. Elle m’a aussi permis de rester calme et de penser clairement face à la pression et aux incertitudes.» Et comme si ce n’était pas suffisant, il ajoute : «Beaucoup de mes idées les plus créatives me viennent à la fin de mes méditations.»

Avec de tels témoignages, on ne s’étonnera guère que la méditation ait le vent en poupe dans les entreprises. A tel point que l’on puisse se poser des questions sur l’authenticité d’un tel engouement. En d’autres termes, si la méditation est, comme l’écrit Sébastien Henry, « un pont entre la sagesse et le business », dans quel sens est-il le plus fréquemment traversé ? La méditation peut-elle réellement tirer le business vers plus de sagesse ? Ou, au contraire, le business est-il en train d’instrumentaliser la méditation et d’en faire un outil de réduction du stress ?

Mais avant d’esquisser des réponses à ces questions, clarifions d’emblée ce que sont la méditation, la mindfulness et les exercices spirituels.

« Il n’y a rien de mystérieux à propos de la méditation : Il s’agit seulement d’un entraînement de l’esprit », explique Chade-Meng Tan, un ingénieur de Google qui y a lancé un programme très prisé et qui en a d’ailleurs tiré un livre : « Search Inside yourself ». Or cet entrainement de l’esprit est indispensable : « La faculté de ramener volontairement une attention qui s’éparpille tout le temps constitue la racine même du jugement, du caractère et de la volonté. Nul n’est une personne entière qui ne la possède », écrivait déjà William James à la fin du 19ème siècle.

La mindfulness, quant à elle, est « la pleine conscience, cultivée par l’attention au moment présent de façon soutenue et particulière : intentionnellement, dans le moment présent, et sans jugements. » selon les termes de John Katat-Zinn, grand promoteur de celle-ci dans les organisations du monde entier. Dans un article de Harvard Medical School, l’articulation entre les deux mots est ainsi résumée : « La mindfulness est essentiellement cultivée par des pratiques de méditation formelle, comme la méditation assise, la méditation en mouvement, et les mouvements faits en conscience (mindful movements). »

De ce qui précède, on comprendra aisément que la méditation ou la mindfulness ne doivent pas nécessairement s’inscrire dans une démarche religieuse : elles peuvent être pratiquées de façon laïque. Et pourtant, même ainsi, elles peuvent mener à une expérience qui va bien au-delà de la gestion du stress et d’un entrainement de l’esprit : une expérience de soi et de son unicité avec le monde que l’on peut qualifier d’expérience « spirituelle ». En effet, la spiritualité peut être définie comme l’art de se relier à ce qui nous touche et est « plus grand que nous », un art qui dépasserait de loin le cadre des religions instituées. Dans toutes les traditions, les exercices spirituels incluent ainsi une multitude de pratiques qui aident à prendre soin de soi, à trouver en soi ce qui transcende, à s’élever et voir autrement les choses. Ces exercices peuvent prendre les formes les plus diverses : lire, écrire, suivre une diète particulière, contempler, méditer,…

Ayant clarifiés ces termes, revenons à la question que nous avons abordée avec Sébastien Henry et Xavier Pavie lors de notre dernier séminaire : la méditation, la mindfulness ou les exercices spirituels peuvent-ils être pratiqués en entreprise sans risque d’être dénaturés ?

Henry et Pavie ont chacun une expérience unique pour aborder cette question. Henry a fondé et géré une entreprise en Asie pendant 8 ans tandis que Pavie a été directeur marketing de plusieurs grandes entreprises, avant d’enseigner l’innovation à l’ESSEC. Tous deux pratiquent la méditation ou des exercices spirituels depuis des années et ont publié plusieurs ouvrages : Henry a ainsi écrit « Quand les décideurs s’inspirent des moines » et « Ces décideurs qui méditent et qui s’engagent » (chez Dunod), tandis que Pavie a écrit deux volumes passionnants sur les « Exercices spirituels », l’un tirant les leçons de la philosophie antique et l’autre de la philosophie contemporaine (aux Belles lettres).

Fort des résultats de nombreuses études scientifiques et de ses entretiens avec 60 décideurs à travers le monde, Henry montre que la méditation en entreprise, qu’elle soit pratiquée de façon laïque ou spirituelle, est bien plus qu’une technique de gestion du stress. Selon lui, elle permet à un nombre croissant de décideurs de développer « un leadership inspirant, qui associe sérénité, créativité, présence et connaissance de soi accrue, compréhension plus fine des collaborateurs et prise de décision plus juste et plus rapide. La méditation propose aussi un cheminement invitant à redéfinir son rôle en tant que décideur et la place de son ego. Elle peut notamment devenir la source d’un engagement à inventer de nouvelles formes de business qui répondent aux défis sociaux et environnementaux actuels. »

Dans son dernier livre, il détaille le parcours qui peut attendre les décideurs pratiquant la méditation. Passer d’une pratique occasionnelle à une pratique régulière et plus profonde peut non seulement augmenter la capacité d’un manager à rayonner en tant que leader mais aussi favoriser une transformation intérieure susceptible de remettre radicalement en cause certains de ses modes opératoires et visions du monde.

L’histoire suivante, évoquée par Henry, permet de le comprendre : un élève demande à son maître : « Maître, combien de temps me faudra-t-il méditer pour atteindre la sérénité ? » Après un long silence, le maître répond : « Trente ans. » L’élève accuse le coup : « Euh… C’est un peu long. Et si je mets les bouchées doubles, si je travaille dur, jour et nuit, si je ne fais plus que ça ? » Le maître garde le silence un très long moment et finit par lâcher : « Alors, cinquante ans… »

En effet, bien que la méditation puisse dans certains cas produire des effets rapides, elle peut aussi vite tourner à l’impasse si elle est abordée avec le volontarisme typique d’un manager. Confronté à une telle réalité, diamétralement opposée à ses croyances sur le travail, le mérite et la poursuite des résultats, un manager pourrait être amené à les revoir en profondeur. Il pourrait même en conclure que, si espérer retirer des bénéfices de ses efforts est légitime, cela ne doit pas être une fin en soi. De même la transformation intérieure résultant d’une pratique authentique de mindfulness peut inviter un décideur à repenser son rôle et à s’engager « sociétalement ».

Bien que conscient des risques de récupération possibles, Henry est donc fondamentalement optimiste quant à l’impact de la mindfulness en entreprise.

Pavie, de son côté, est beaucoup plus sceptique et avance deux arguments intéressants pour temporiser l’enthousiasme d’Henry:

1. Réservées à une élite, ces pratiques ne peuvent être stimulées en masse par les employeurs sans être dénaturées.

Pavie rappelle que, déjà au temps de Socrate, seul un petit nombre, « un sur mille », avait la discipline de pratiquer régulièrement des exercices spirituels. Etant donné la démarche volontariste que suppose ces pratiques, il est donc impensable pour Pavie qu’un manager puisse stimuler sérieusement et de façon durable leur pratique au sein de son organisation. Cela mènerait inévitablement à une forme de récupération et d’instrumentalisation de ces pratiques à des fins productives. Pavie en veut pour preuve que, le plus souvent, les CEO qui proposent des sessions de mindfulness à leurs cadres rechignent eux-mêmes à y participer, « n’ayant pas le temps » ou ne semblant pas faire de distinction entre ces pratiques et des formes classiques de divertissement. Il raconte ainsi qu’il fût un jour appelé par le CEO d’une entreprise en vue de donner une conférence à ses collaborateurs à l’occasion d’un team-building. In fine, le CEO lui préféra pourtant un magicien pour égayer ses troupes !

Plus symptomatique encore, Pavie constate qu’aucune entreprise ne stimule la mindfulness parmi ses employés quand tout va mal. Or, si les décideurs étaient vraiment convaincus de bienfaits de la mindfulness, ce serait précisément dans les situations difficiles qu’ils la stimuleraient.

En conséquence, il n’y a pas de raison de croire a priori, selon Pavie, qu’un pourcentage de la population plus important que dans le passé pourrait avoir aujourd’hui la volonté et la discipline de s’adonner sérieusement à de telles pratiques. Malgré l’engouement actuel, ces pratiques ne devraient donc rester que le fait d’une petite minorité et avoir peu ou pas d’impact sur l’engagement sociétal des entreprises.

Ces arguments suffisent-ils pour tuer tout espoir d’un renouveau des pratiques managériales par la mindfulness ?

Henry ne le croit pas. Il fait appel à Malcom Gladwell qui démontre dans « The Tipping Point » qu’un tout petit nombre de personnes peuvent être à l’origine d’une « épidémie » : les acteurs du changement, les transformers, représentent toujours une petite minorité, mais ils ont la capacité d’entraîner derrière eux ceux qui constituent la majorité, à savoir les indécis, les fence-sitters. Même en étant très prudent et en fixant le seuil de déclenchement de l’effet de bascule à 15 ou 20% d’une population, l’analyse de Gladwell crée un véritable espoir. Henry en conclut qu’il est raisonnable de penser que ce seuil de décideurs, sérieusement engagés dans des pratiques de mindfulness, puisse être atteint et qu’ils puissent, par contagion, induire un basculement des pratiques managériales dans tous les secteurs économiques.

2. La plupart des entreprises d’aujourd’hui stimulent l’exact opposé d’une plus grande conscience réflexive auprès de leurs collaborateurs

L’argument de la contagion ne convainc pourtant pas Pavie. Au-delà de l’engouement superficiel pour la mindfulness, il constate tout le contraire dans les entreprises aujourd’hui et prend justement Google en exemple : ses patrons sont non seulement les chantres de la mindfulness mais également du transhumanisme. Or, ce mouvement prône le dépassement de l’espèce humaine par la bio-informatique et « l’euthanasie de la mort », ce qui est un signe de démesure (l’ubris des Grecs) par excellence, tout le contraire d’une conscience réflexive, « mindful ».

Pavie voit juste. Les dangers d’une telle démesure sont grands. Comme l’écrit Patrick Viveret, c’est d’ailleurs « la même logique de démesure qui est à l’origine de la crise écologique, sociale et financière. » Heureusement, Viveret donne également un peu d’espoir : « Pour échapper à leurs prédateurs, les premiers hommes durent développer leur intelligence; pour échapper à nous-mêmes, nous devrons inévitablement développer notre conscience. »

Malgré ces divergences de vues enrichissantes sur l’authenticité et l’impact final de la mindfulness en entreprise, Henry et Pavie s’accordent pour penser que l’un des enjeux principaux d’aujourd’hui réside dans la réforme des institutions qui « produisent » actuellement les décideurs. L’enjeu va bien au-delà de l’introduction de la méditation dans les cursus universitaires : il est d’inviter les étudiants en formation initiale et les managers en formation continue à davantage prendre en considération à la fois la dimension humaine du leadership et leur responsabilité, pour inventer de nouveaux business models qui apportent une contribution positive au monde. Selon Henry, « il faut absolument veiller à ce que ces deux dimensions combinées représentent au moins 20 à 30% d’un cursus de chaque MBA ou EMBA dans le monde, et pas seulement quelques modules noyés dans la masse des connaissances dispensées. » A cela, il ajoute « des ‘monastères laïque’ à proximité des grandes villes » et des « groupes d’échange et de soutien entre décideurs, pour échanger à la fois sur leur pratique de la méditation et sur leur engagement en tant que leaders. »

C’est un beau programme. « L’utopie est la vérité de demain », a écrit Victor Hugo. Ne voilà-t-il pas une belle pensée sur laquelle méditer ?

Laurent Ledoux, Philosophie & Management

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