Les deux phénomènes de transformation du travail liés à la digitalisation sont en marche… L’automatisation et la préférence accordée au statut de travailleur freelance transforment progressivement le monde du travail que nous connaissons aujourd’hui. D’où l’importance de décoder ces mécanismes de transformations et d’en appeler à la conclusion rapide d’un « new deal » social avec les travailleurs concernés (voire avec tous les travailleurs…).
Comme le souligne le Conseil d’Analyse Economique français au travers d’une note consacrée à l’économie numérique, celle-ci modifie structurellement la répartition des emplois entre peu qualifiés, intermédiaires et très qualifiés ; elle met fin à une tendance longue d’expansion du salariat, posant de nouveaux défis à la régulation et à la protection sociale. Nous vous proposons de parcourir ci-dessous le volet ’emploi’ de cette note.
Le développement de l’économie numérique provoque la disparition tendancielle d’un certain nombre de professions. Ce phénomène prend plusieurs formes :
- l’automatisation de certaines tâches (notamment les plus « routinières ») : elle concerne les professions d’ouvriers ou d’employés de bureau et, de plus en plus, les métiers de la vente de détail et du service aux clients (automatisation croissante des agences bancaires ou de l’accueil dans les stations de métro) ;
- l’apprentissage : avec le développement de l’intelligence artificielle, en particulier des algorithmes d’apprentissage, l’automatisation commence à concerner des professions plus qualifiées qui, tels les avocats ou les médecins, sont fondées sur la maîtrise de grandes bases de connaissances ;
- le report sur l’utilisateur final : les technologies numériques permettent d’équiper les utilisateurs des outils nécessaires pour exécuter eux-mêmes certaines tâches, faisant disparaître les professions correspondante (par exemple, l’achat en ligne affecte la profes- sion de vendeur en magasin) ;
- le report sur la multitude : dans certains cas, ce n’est pas le consommateur lui-même qui prend en charge la production, mais la multitude des internautes. Le « travail gratuit » des individus tend à évincer certaines pro- fessions (les rédacteurs de guide de voyage sont évincés par TripAdvisor, les rédacteurs d’encyclopédies, par Wikipedia voire les journalistes par les bloggeurs) ;
- la concurrence des amateurs : les technologies numériques permettent d’équiper des individus pour qu’ils puissent offrir un produit souvent moins cher et d’une qualité supérieure par rapport aux professionnels (par exemple, AirBnB permet à une multitude d’amateurs de concurrencer directement les hôteliers professionnels).
L’inquiétude grandit donc s’agissant de l’effet du numérique sur l’emploi. Certaines professions réglementées se voient menacées face à l’arrivée de nouveaux acteurs : chauffeurs de taxi, libraires, hôteliers se mobilisent pour dénoncer les risques que l’économie numérique fait peser sur eux et se protéger contre ce qui est souvent qualifié de ‘concurrence déloyale’. Les métiers ‘routiniers’, qui correspondent à l’essentiel des professions intermédiaires dans la distribution des revenus, se raréfient du fait de l’automatisation. Ces emplois (ouvriers, employés de bureau, etc.) sont exercés par un segment de la main d’œuvre particulièrement nombreux et emblématique : les travailleurs des classes moyennes, pour la plupart salariés – ceux-là mêmes qui sont au cœur de notre modèle social et dominent notre représentation du monde du travail.
Transition numérique et polarisation du marché du travail
L’emploi numérique n’est pas constitué que d’ingénieurs informatiques ; ce sont aussi les chauffeurs de VTC, les emplois logistiques de la vente en ligne, les particuliers qui offrent des prestations touristiques, des travaux de réparation, etc. L’économie numérique n’exclut donc pas du tissu productif les travailleurs moins qualifiés. En revanche, elle tend à les déplacer de métiers routiniers, facilement automatisables, vers des tâches qui reposent sur des interactions humaines, pour lesquelles le robot ou l’ordinateur ne sont pas de bons substituts.
Il en résulte une polarisation du marché du travail. Tandis que les professions intermédiaires, situées au milieu de la distribution des salaires, tendent à se raréfier, l’économie numérique crée principalement deux catégories d’emplois : d’une part, des emplois bien rémunérés, à dimension managériale ou créative, requérant une qualification élevée ; d’autre part, des emplois peu qualifiés et non routiniers, largement concentrés dans les services à la personne, qui sont peu rémunérés car leur productivité reste faible.
Ce phénomène est perceptible dans toutes les économies avancées. En France, on observe depuis 1990 une réduction du poids des catégories socioprofessionnelles intermédiaires dans la population active et une hausse conjointe des catégories très rémunérées ou peu rémunérées. Cette « courbe en U » est la signature du phénomène de polarisation. La France se distingue toutefois par sa difficulté à créer ces emplois peu qualifiés : la moitié de la différence entre le taux d’emploi aux États-Unis et en France s’explique par un déficit d’emploi dans le commerce et l’hôtellerie-restauration, secteurs intensifs en main d’œuvre peu qualifiée. Les causes sont connues : en dépit des politiques continues de diminution du coût du travail, celui-ci reste élevé pour les entreprises au niveau du SMIC (en particulier dans les zones où la productivité est plus faible), tandis que le droit du travail fait de la décision d’embauche en contrat à durée indéterminée (CDI) une décision risquée, notamment dans le cas d’un travailleur sans diplôme et sans expérience.
Le numérique et le renouveau du travailleur indépendant
Le travail peu qualifié dans l’économie numérique prend souvent la forme d’une activité indépendante plutôt que salariée. C’est par exemple le cas des chauffeurs de VTC : chaque « micro-entrepreneur » se branche indépendamment sur la plate-forme et y développe une réputation individuelle sur la qualité de son service. Alors qu’elle était en recul depuis les années 1970, la part des non-salariés dans l’emploi total se redresse depuis 2001. Le succès du statut d’auto-entrepreneur, dont 33 % exercent toutefois une activité salariée en parallèle, témoigne de cette évolution. L’économie numérique favorise l’émergence du travail indépendant pour plusieurs raisons. L’externalisation est plus facile tant pour les entreprises du fait de la baisse des coûts de transaction que pour les travailleurs dont le coût des actifs nécessaires à l’exercice de leur métier a beaucoup diminué. La possibilité d’appariement direct avec les clients sur les plates-formes permet au travailleur indépendant de bénéficier d’une flexibilité sur ses horaires et de combiner plusieurs activités. L’individualisation de la réputation des prestataires affaiblit l’avantage organisationnel du salariat (l’entreprise individuelle donne naturellement des incitations plus fortes à la performance).
On peut craindre également que les nouveaux indépendants sous-épargnent par myopie ou manque d’information sur les niveaux de pension auxquels ils ont droit dans le cadre de leur régime de retraite. Contrairement à des professions tradition-nellement exercées par des travailleurs indépendants (commerçants, médecins libéraux, chauffeurs de taxi), les travailleurs indépendants du numérique n’immobilisent pas au long de leur carrière un actif tel qu’un fonds de commerce ou une licence de taxi. Faute de cette modalité d’épargne individuelle, l’arrivée à l’âge de la retraite de cette population pourrait révéler des difficultés économiques inédites.