45 ans. C’est l’âge à partir duquel vous êtes considéré comme un senior. Au beau milieu d’une carrière dont vous n’avez pas encore atteint le sommet, vous êtes déjà socialement engagé sur la pente descendante. C’est dingue.
Il est ‘interdit’ de discriminer et ‘inconvenant’ de pénaliser un collègue dont la date de péremption serait dépassée (précisons que la formule est ironique au cas où…). Pourtant, dans la pratique, notre gestion de la question de l’âge est d’une tristesse infinie. Pourquoi donc persistons-nous à nous priver d’un bon nombre de talents matures qui demandent souvent à être impliqués dans des projets d’avenir au lieu de glisser lentement vers des missions de routine et vers l’ennui en attendant que cela se termine ?
Les trois raisons pour lesquelles nous négligeons les seniors sont connues: le coût salarial, la vitalité (voire la vitesse) de l’équipe, l’obsolescence rapide des compétences. Si nous acceptons de les aborder avec un peu de bon sens et la volonté de s’affranchir des schémas dominants dans nos organisations, nous pourrions retrouver une sacrée puissance de travail assez peu utilisée aujourd’hui.
L’épineuse question du coût salarial
Nos courbes salariales et la manière dont nous construisons nos barèmes sont problématiques. Les salaires qui augmentent automatiquement avec le temps devraient être de l’histoire ancienne. C’est pour cette raison que nous pensons souvent que le passage aux échelles barémiques construites sur base des compétences et des responsabilités réelles au lieu de l’ancienneté serait de nature à résoudre la question. Il faut tempérer cet enthousiasme.
Sortir de la logique de progression salariale au fil du temps, cela renforce le degré d’exigence en matière de people management. D’une part, il faut valider sérieusement les compétences et donc faire vivre un solide dispositif d’évaluation. D’autre part, le changement d’approche ne fonctionne vraiment qu’à partir du moment où il intègre une notion de ‘mobilité’ dans les grilles salariales. Il n’y a donc pas que des mouvements ‘vers le haut’ qui sont possibles (ce qui correspond de facto à rémunérer sur base de l’ancienneté). C’est là que réside la plus grande difficulté.
L’effort consiste à remettre systématiquement en contexte et à trouver des solutions qui soient à la fois adaptées aux besoins des individus et à la dynamique collective.
En manque d’énergie et de vitalité ?
Hormis les situations où la dimension de pénibilité (y compris sous la forme d’une fatigue accumulée) écrase tout, nous pouvons affirmer désormais que le nombre de seniors qui pètent la forme est en constante augmentation… Notre gestion de la santé est peut-être un des domaines qui a enregistré les progrès et innovations les plus remarquables au cours de ces dernières années. Les seniors ont (généralement) la pêche. Cette réalité ‘physique’ n’est pas de nature à plaire à ceux qui plaident sans relâche pour une retraite acquise à partir de 60 ans. Nos modes de vie et nos conditions de travail ont évolué très positivement – avec de grandes inégalités que personne ne contestera ici, il suffit de se pencher sur l’explosion du nombre de malades de longue durée -, et c’est pourquoi l’argument ‘Santé’ n’est pas opportun pour expliquer nos difficultés à intégrer pleinement les seniors dans nos projets de transformation.
Au-delà même, les équipes ‘senior’ présentent un rapport apaisé au temps et au rythme de travail. Une source d’inspiration réelle. A méditer, longuement…
La guerre des talents, juste une suite de batailles autour des compétences
L’innovation et la technologie mettent nos compétences à l’épreuve. Les nouveaux besoins s’enchaînent à un rythme infernal et inédit. Le dernier exemple en date, autour de l’intelligence artificielle, nous montre à quel point nos grilles de compétences sont fragiles.
Ainsi, l’acquisition des compétences est un défi continu, rendu complexe par la mobilité professionnelle des travailleurs ainsi que par notre difficulté à concilier l’apprentissage avec les priorités quotidiennes. Chaque année, chaque mois, chaque semaine apparaît une nouvelle bataille en vue de mettre la main sur de nouveaux savoirs.
Sur le terrain, nous n’investissons pas suffisamment en matière de développement des compétences des seniors alors que leur capacité de ‘digérer’ le changement est éprouvée. Double erreur tragique. Les anciens méritent d’être confrontés aux compétences émergentes afin de conserver un niveau de performance au top. Ils doivent aussi être beaucoup plus mobilisés dans les dispositifs de transmission, peu utilisés dans nos organisations aujourd’hui.
Nous continuerons à défendre sans relâche un modèle collectif de formation et d’acquisition des nouvelles compétences, même si le développement personnel (et individualisé) est devenu central. L’implication des seniors y est essentielle.
Bouger nos repères en matière d’échelles de rémunérations, de grilles de compétences et de référentiel santé… Voilà l’exigence à laquelle nous devrons nous frotter pour transformer l’expérience collaborateur de nos seniors. Au fond, la question reste posée… Jusqu’à quel âge peut-on encore être considéré comme un talent en devenir? Notre réponse est utopique: il n’y a aucune limite, autre que celle que chacun veut se fixer à soi-même. La tâche des People Managers consiste donc à rendre possible et accessible des trajets ambitieux pour leurs collègues dits ‘seniors’.
La qualité d’une société se mesure à l’aune de la manière dont elle traite ses anciens. Et les cultures qui ont donné une place importante à la transmission et à la sagesse brillent souvent par l’harmonie qu’elles dégagent. Elles donnent naissance à des modèles de société – et d’entreprise, naturellement – performants et inclusifs. Elles forment un cadre où chacun.e peut vivre et travailler avec la conviction que nos meilleures années ne sont pas encore venues. Elles arrivent bientôt.
Jean-Paul Erhard