C’est quoi la mentalité dominante dans le monde de l’entreprise aujourd’hui? La plupart de nos modèles en matière de management débarquent des entreprises et universités anglo-saxonnes. Nos sources d’inspiration viennent en grande partie de la Silicon Valley. La mentalité qui y règne, en quelques mots? Succès rapide (et échec rapide si nécessaire aussi). Culte de la personnalité. Allergie viscérale aux règles et à l’impôt. Simple, sexy et sauvage. Cette semaine, nous nous posons la question suivante: est-ce vraiment adapté dans notre modèle social qui reste basé sur la contribution à la solidarité? Et si cela pouvait expliquer, du moins en partie, pourquoi nous évoluons chaque jour dans un monde du travail truffé d’inégalités? Et si ces modèles étaient une des causes des tourments et contradictions auxquelles sont confrontés les travailleurs?
Notre style de vie et nos modes de gestion (ainsi qu’une bonne partie de notre consommation culturelle) sont des copies fidèles du modèle anglo-saxon.
Il y a souvent de quoi être surpris lorsque l’on voit avec quel enthousiasme nous absorbons des modèles et philosophies de management sans les approfondir. En fait, sans anticiper les effets long terme sur le mental de nos collaborateurs et sur leur rapport au monde du travail.
Nous sommes très perméables et réputés pour cela d’ailleurs. De plus, il y a un certain confort dans l’adoption de ces modèles : nous ne prenons pas beaucoup de risque dans la mesure où ils ont démontré, sur le plan économique en tout cas, qu’ils sont très performants. Mais est-ce que cela convient à notre réalité et à nos valeurs profondes?
Des modèles super lisibles et applicables immédiatement
L’avantage majeur de ces modèles de management de référence, c’est qu’ils sont simples et rapides à mettre en oeuvre. Derrière chaque modèle, il y a des concepts bien conçus et dotés d’un bon marketing qui permettent d’identifier clairement les différents segments de population. Il y a aussi beaucoup de pragmatisme, d’adaptabilité et un peu d’anticipation (juste un peu, pas beaucoup). Nous sommes dans une logique de consommation tant et si bien que la version suivante (le fameux 2.0) sert à réparer les ‘approximations’ de la cuvée précédente. Car, avec un peu de recul, nous pouvons constater que l’adoption rapide d’un nouveau référentiel de management ne permet pas de mesurer les impacts à long terme. Et les dégâts sont parfois importants. Des exemples? L’utilisation massive de la ‘Burning platform’ au sein de nos équipes doit être mise en relation avec l’augmentation ininterrompue du désengagement de nos collaborateurs. Ou encore: la transformation digitale est sans doute partiellement ‘responsable’ de la problématique lourde de la santé mentale. Ceci ne veut pas dire qu’il faut rejeter les concepts puissants qui nous viennent d’outre Atlantique. Mais peut-être devrions-nous prendre le temps de les enrichir?
Diversité, débat, démocratie: il faut prévoir un espace/temps pour la contestation…
Pour être efficaces, les modèles proposent une approche uniforme et la justifient via des principes de justice, d’égalité et d’équité globale. Rien de rédhibitoire jusque là. Ils privilégient aussi la possibilité pour chacun de s’inscrire, ou pas, dans la dynamique de groupe. Un choix personnel qui détermine si on participe, ou pas… A nouveau, cela reste plutôt simple à comprendre puisque l’adhésion au projet est une des clés de la réussite. Nous avons besoin d’une forte communauté d’esprit pour que cela fonctionne.
Cependant, notre culture est profondément celle de la rhétorique, de l’argumentation, du débat… (Si ce n’était pas le cas, nous n’aurions pas d’état d’âme et la question du sens au travail ne se poserait pas dans ces innombrables forums…). Au fond, nous avons besoin de toujours pouvoir remettre en cause l’ordre établi, là où l’efficacité économique exige que l’on puisse faire une confiance aveugle au management et aux règles que celui-ci a choisi pour nous. C’est consommateur de temps et d’énergie, à l’évidence. Et le risque de contradiction voire de rejet est réel.
Une force sociale, inclusive et créative
Nous nous construisons dans le doute mais aussi dans la cohésion sociale. Une des utopies qui guide bon nombre de nos actions consiste à ne laisser personne au bord de la route. Sans vouloir faire la leçon au monde entier ni sombrer dans un idéal communiste, c’est ce qui nous différencie de la culture de la réussite à tout prix. La performance n’est totale que si elle est partagée.
Attention, cela ne veut pas dire que nous voulons renoncer à la performance (c’est ce que l’on pourrait appeler la décroissance et il n’y a pas de volonté massive d’aller dans ce sens pour le moment). Cela signifie que nous continuons à faire le pari de la cohésion sociale afin de privilégier la durabilité à la vitesse. Peut-être est-ce lié au fait que nous soyons une vieille civilisation, dotée d’un autre rapport au temps comme nous l’évoquions plus haut.
Il est logique donc que nos tentatives d’appliquer des modèles de management basé sur la réussite individuelle rapide et l’investissement total ne réponde pas aux attentes profondes de nos collaborateurs.
Qu’est-ce qui définit profondément notre environnement de travail européen? Ce qui nous vient à l’esprit en tout premier lieu, c’est la diversité. Et ce qu’elle implique en matière de gestion des inégalités. La raison pour laquelle nous devrions conserver une certaine distance vis-à-vis des modèles de management importés, c’est que nous savons que ceux-ci ne s’embarrassent pas des particularismes, des profils différents, des accidents de parcours et donc, qu’ils provoquent autant de dégâts qu’ils n’écrivent de belles histoires.
Or, au nom du respect de chacun, nous essayons dans le fonctionnement de nos entreprises de concilier des objectifs de résultats immédiats avec des responsabilités sociales qui visent à protéger la cohésion. Un grand écart permanent entre la performance économique et la générosité universelle. Le pari est compliqué. Mais bon… « A coeur vaillant, rien d’impossible » (la devise date du 15ème siècle… Après JC).
Jean-Paul ERHARD