La question de cette semaine : le modèle de la méritocratie fonctionne-t-il encore? Regardons la réalité du terrain… Un grand nombre d’entreprises ou d’associations peinent à revoir leur politique de rémunération pour que les performances et les compétences soient mieux valorisées que l’ancienneté. La question de l’évaluation et de la juste récompense de la contribution de chacun.e reste un sujet épineux pour le management de proximité.
Sur un plan purement rationnel, cela ne s’explique pas. Ces problèmes devraient être résolus rapidement sur base du mérite de nos collaborateurs.
Mais ce n’est pas la raison, seule, qui permet de piloter nos organisations. Nos émotions et nos intuitions jouent un rôle de plus en plus déterminant dans nos prises de décision quotidiennes. Et celles-ci ne placent pas la méritocratie au premier rang dans la liste de nos principes de management. Pourquoi? Et surtout, comment la remettre au goût du jour?
Notre relation compliquée avec le succès
La réussite génère encore et toujours de la suspicion. Que ce soit par jalousie ou simplement par dépit, nous éprouvons très souvent des difficultés à nous réjouir du succès de nos collègues ou de nos pairs. Cela vaut pour l’entrepreneur du coin comme pour le team leader qui vient de mener à son terme un projet pas franchement évident à réaliser. Logiquement, puisque cette nouvelle réussite n’est sans doute que le fruit de la chance ou d’une manœuvre illicite, nous ne voyons pas pourquoi il faudrait la récompenser d’une manière quelconque… Dommage, vraiment.
Pensons donc à entretenir une attitude positive vis-à-vis de la prise de risque et de la dynamique de succès, peu importe l’échelle de grandeur. Il n’y a pas que des icônes luttant pour un idéal de transformation de l’univers qui peuvent susciter notre admiration. Il y a aussi des travailleurs et des entrepreneurs qui remportent des petites victoires et qui méritent d’être reconnus pour cela.
Quelles raisons de croire encore à la justice?
Le deuxième talon d’Achille de la méritocratie, c’est la disparition progressive et dramatique de notre foi envers la justice. Nous n’y croyons peut-être plus. La main invisible, celle qui régule le grand équilibre des choses, a perdu son pouvoir. Qu’est-ce qui nous permet d’avancer cela? Les inégalités sont trop importantes. Les puissants sont de plus en plus… puissants et à l’opposé, les faibles crèvent la gueule ouverte. Ainsi, nous assistons à l’émergence de ce que l’on appelle aujourd’hui des entreprises-états dont la taille ne cesse de nous impressionner. Un exemple? Le groupe de luxe LVMH exporte cette année en valeur davantage que toute l’agriculture française. Le pouvoir (d’achat) n’a jamais été aussi centralisé qu’aujourd’hui.
C’est cette évolution qui a laissé supposer il y a quelque temps déjà que l’ascenseur social est cassé et qui ‘démotive’ voire dégoûte celles et ceux qui voudraient prendre part au festin sans y être invités. Pourquoi croire à la méritocratie lorsque l’on a le sentiment que la voie est fermée? Pour contrecarrer cette voie sans issue, une de nos missions consiste désormais à promouvoir des profils ‘non programmés’ pour occuper des rôles à priori inaccessibles, sur base des efforts accomplis et des résultats obtenus, tout simplement.
Repenser les différentiels de rémunérations
Nous sommes enfin confrontés à la nécessité de mettre nos actes et nos discours en cohérence. La méritocratie doit être rémunérée. Elle introduit une distinction évidente entre celles et ceux qui participent à la réussite et les autres. Ce qui vient en contradiction avec le fossé des inégalités que nous venons de regretter? Mais non… L’ambition demeure bien sûr d’offrir ces opportunités au plus grand nombre (notamment en poussant le curseur des outils de reward basés sur le collectif…).
Actuellement, les différentiels de rémunération au mérite sont ridicules par rapport à ce qu’ils pourraient être. Qui va déployer des efforts considérables et des trésors d’inventivité pour recevoir une prime de 200 euros net à la fin du trimestre? Personne. Nous évoquons souvent les pièges à l’emploi qui montrent l’importance d’avoir un différentiel significatif entre le montant d’un salaire de base et celui d’une allocation de chômage. Il est temps de nous pencher sur les pièges à la performance et d’imaginer des bonus qui valent la peine de s’investir vraiment. Et de nous souvenir aussi que les outils de reconnaissance ne reposent pas que sur le volet financier.
Sur le marché du travail actuel, nous consacrons beaucoup d’énergie – à juste titre – aux questions liées au bien-être, au pouvoir d’achat et au développement durable, entre autres. Il s’agit de maintenir l’intégrité des individus et de l’ensemble du corps social. Nécessaire mais insuffisant. Notre ambition peut aller au-delà du simple réflexe de survie. Et les principes de mérite, d’effort, de reconnaissance devraient retrouver quelques lettres de noblesse là où ils sont passés au second voire au troisième rang. Sans doute une condition sine qua non pour repartir sans tarder sur un cycle enthousiasmant pour celles et ceux qui regorgent d’idées et d’énergie.
Jean-Paul Erhard