C’est une des transformations majeures de notre société et du fonctionnement de nos entreprises au cours de ces 10-15 dernières années. La transparence s’est installée dans nos moeurs. Nos actions sont visibles pour toutes celles et ceux qui prennent la peine de s’y intéresser. Sous l’effet conjugué des réseaux sociaux et d’une communication omniprésente à l’échelle du village mondial, nous étions sur le point d’entrer gaiement dans l’ère de la participation et du progrès pour tous. Et bien… Non! Effet non souhaité et non souhaitable: la transparence fragilise notre société et nos entreprises alors que nous espérions tous qu’elle en renforce la cohésion. On essaye de comprendre pourquoi cela ne se passe pas comme prévu?
Tout se voit, tout se sait. Nous sommes dès lors supposés éviter les ‘bêtises’ et tendre vers des comportements nobles et positifs. Cela s’appelle le contrôle social et c’est ce qui explique notamment pourquoi nous privilégions, pour la grande majorité d’entre nous, le respect de l’autre et de l’ordre lorsque nous sortons de nos quatre murs.
Elle est où, la logique vertueuse?
Nos institutions et nos entreprises devraient se ‘dynamiser’ sous l’effet de ce contrôle social. Puisque chaque citoyen dispose désormais de moyens de régulation de la gestion du collectif, il serait logique que nous entrions dans un cercle vertueux qui empêche les instincts déviants de prendre le pas sur le bon sens.
A priori, la transparence devrait ‘installer’ un niveau d’exigence remarquable sur les uns et les autres. Les écarts et autres dissimulations n’auraient plus lieu d’être tant ils seraient tôt ou tard dévoilés aux yeux de tous. Nous sommes exposés aux yeux de tous, à chaque instant ou presque, mieux vaut ne pas se prêter à quelque jeu dangereux, flirant avec les limites de la légalité, de la morale, de l’intérêt général…
Une logique vertueuse devrait naturellement se mettre en place. La transparence devrait renforcer notre société et nos entreprises, dans leurs interactions sociales et leurs comportements en matière de probité.
Ce n’est pas vraiment ce qu’il se passe dans le monde réel.
La transparence donne l’occasion à un nombre croissant de nos concitoyens d’exprimer quelques attitudes et positions parfois dérangeantes… Violences, discriminations multiples, dialogues impossibles : nous n’avons sans doute jamais été aussi éloignés les uns des autres alors que tous les éléments sont en place pour que nous puissions mieux nous connaître et nous comprendre.
Accepter la complexité
L’une ou l’autre idée quant à identifier là où ça coince? Sans doute avons-nous sous-estimé les effets collatéraux de cette transparence absolue… A commencer par la nécessité d’accepter la complexité et les contradictions qui sont dévoilées au grand jour désormais.
Un exemple vaut mieux qu’une longue démonstration. Nous ne pouvons ne pas parler de ses charmants ‘gilets jaunes’. Donc, parlons-en. Les gens ne sont pas contents. Et une tranche de la population a décidé de le faire savoir en squattant les autoroutes et les dépôts pétroliers, en cassant des vitrines et les véhicules de police (on se détend comme on peut?), ou encore en allant prévenir en direct à la télé des politiciens désemparés qu’ils sont prêts à tout faire péter… En Belgique comme en France – et bien au-delà encore -, la réponse immédiate consiste à augmenter le pouvoir d’achat donc à diminuer la taxation et à donner de meilleurs salaires pour un travail équivalent. Cela ne suffira pas à régler la situation.
Evidemment, les travailleurs veulent plus d’argent. Mais, ils veulent bien davantage. Ils veulent s’asseoir aux postes de commande. Ils veulent des assemblées citoyennes. Ils veulent des référendums. Ils veulent décider du futur… C’est légitime.
Mais ils ne parviennent pas à s’accorder sur les questions qu’il faudrait se poser ensemble pour que nous puissions toutes et tous mieux profiter des fruits de nos activités économiques. Pourquoi donc? Parce que le monde dans lequel nous vivons est compliqué.
Le temps nous manque pour expliquer, former, apprendre et comprendre qu’il faudra bien accorder notre confiance aux meilleurs d’entre nous afin qu’ils améliorent les conditions dans lesquelles nous allons évoluer demain. Ce n’est pas gagné. Ce qui apparaît aujourd’hui, du fait de cette hyper transparence que nous avons souhaitée, c’est une relation de méfiance mutuelle qui atteint son paroxysme et une terrible fragmentation de notre société.
Nous devons nous résoudre à ceci: nous sommes tellement informés désormais que nous ne serons plus jamais d’accord. Il faudra vivre avec cela, avec cette tension qui s’installe lorsque plusieurs personnes ou plusieurs groupes ne trouvent plus de convergence au moment de se parler.
Retour au culte du secret ?
Faut-il pour autant revenir à quelques bonnes vieilles recettes telle que le culte du secret? Revenir à ce temps béni où les décisions importantes/stratégiques se prenaient en cercle restreint? A cette époque lointaine où un secret pouvait être bien gardé? Même si certaines organisations ne sont pas encore sorties de ces pratiques, nous sommes prêts à parier que le mouvement est irréversible.
L’adage ‘Pour vivre heureux, vivons cachés!’ n’a sans doute jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui. Il n’a certainement jamais été aussi illusoire par ailleurs. Andy Warhol l’avait prédit dès 1968 : « Demain, chacun aura son propre quart d’heure de célébrité mondiale ». Sans doute aurait-il pu préciser que ce quart d’heure viendrait que nous le voulions ou pas…
Nous sommes beaucoup trop exposés pour que le secret voire la discrétion puisse être une ambition réaliste.
Que faire dès lors? Nous pouvons adopter une stratégie d’évitement du conflit. Constater un désaccord profond n’est pas forcément dramatique, à condition de renoncer à notre quête de gloire individuelle.
La manière d’aller au-delà de ce constat peut être exaltante. Parvenir à travailler ensemble lorsque l’on ne partage pas les mêmes opinions, cela reste une formidable réussite en soi. C’est en tout cas le moyen idéal pour reconstruire la confiance entre des personnes qui ont développé des représentations du monde très très très éloignées.
Le temps nécessaire pour accepter la complexité et reconstruire la confiance sera énorme. Et le temps nous manque d’ores et déjà. De là à renoncer? Pas question.
Jean-Paul Erhard