Le numéro 151 de la revue Regards économiques tente de répondre à la question des métiers pénibles. L’étude menée par le doctorant en économie à l’UCL Arno Baurin, sous la direction du Professeur Jean Hindriks revient sur les décisions d’augmenter l’âge légal à la pension et de «durcir» les conditions de carrière et d’âge pour accéder à la pension anticipée. Celles-ci ont remis au centre de la concertation sociale la question de la pénibilité des métiers. Des sondages révèlent que plus de 80% de la population est favorable à la prise en compte de la pénibilité dans la détermination des conditions d’accès à la pension. La question se pose alors de savoir comment identifier les métiers pénibles. Difficile mais pas impossible…
Si l’on regarde les autres pays européens, on doit admettre que la liste des métiers pénibles est parfois folklorique : les toreros en Espagne, les danseurs (sirtaki) en Grèce ou les musiciens jouant d’instrument à vent en Pologne. En Belgique, le rapport des conciliateurs Soete et de Callataÿ mentionne que les partenaires sociaux s’accordent sur le fait que «les éléments de pénibilité doivent être établis de façon objective, mesurable, contrôlable et facilement enregistrable».
Deux approches distinctes peuvent être utilisées : une approche (directe) basée sur les conditions de travail, et une approche (indirecte) basée sur l’impact du métier sur la santé et la mortalité.
La pénibilité sur base des conditions travail
Les chercheurs indiquent que l’approche directe des conditions de travail est la voie qui avait été suivie par le gouvernement Michel Ier. « Quatre critères avaient été définis par les partenaires sociaux : le travail physique lourd, l’organisation du travail pesante (en équipe, travail de nuit), les risques pour la sécurité accrus et la charge mentale et émotionnelle. Il avait été établi que si la profession répondait à un (resp., deux, trois) de ces critères, la durée de carrière requise pour une pension anticipée serait réduite de 5 % (resp. 10 %, 15 %). Cette réforme est aujourd’hui dans une impasse.
Cette approche est selon nous inadéquate et mène à des discussions sans fin sur la pondération entre les différents critères. Nous proposons donc l’approche indirecte qui offre un raccourci en se limitant à objectiver l’impact du métier sur la santé. Juger de la pénibilité d’un métier sans regarder son incidence sur la santé c’est comme juger de la qualité d’un plat sans le goûter. »
La pénibilité sur base de la mortalité
Ils poursuivent en suggérant de nouveaux indicateurs: « notre premier indicateur consiste à identifier les emplois avec un risque de mortalité élevé. Concrètement, nous utilisons une base de données américaine qui comporte 1.835.072 individus et renseigne leurs niveaux de salaire, d’études ainsi que leurs professions au moment de l’enquête, rassemblées en 91 «groupes de métiers». Ces personnes sont suivies durant 11 années afin de répertorier leurs (éventuelles) dates de décès. Nous observons 160.750 décès, ce qui signifie que 91,24% des individus sont encore en vie à la fin du suivi. Nos résultats montrent qu’il existe un différentiel substantiel de longévité entre différents métiers à âge équivalent. Par exemple, si l’on considère l’espérance de vie d’un homme à 25 ans, nos résultats révèlent que les serveurs, les infirmiers, les militaires ou les métallurgistes ont une longévité sensiblement plus faible (7 ans de moins) que les enseignants, les ingénieurs ou les architectes. On pourrait penser que ce résultat est lié aux différences de revenus ou de genre. Mais si l’on tient compte de ces différences entre métiers nous obtenons une même hiérarchie avec le métier d’enseignant dont la pénibilité relative n’est pas avérée. »
La pénibilité sur base de la santé
Ils confirment dès lors la nécessité d’aller plus loin: « l’espérance de vie n’est pas suffisante pour évaluer la pénibilité; car l’espérance de vie en bonne santé (morbidité) est aussi importante. Cependant, contrairement à la mortalité, celle-ci est plus difficile à appréhender. Nous utilisons dans notre analyse la santé autoévaluée (SAE) qui se base sur la question «Comment évaluez-vous votre santé ?» sur une échelle comportant 5 réponses (très bonne, bonne, moyenne, mauvaise et très mauvaise). Nous utilisons une base de donnée européenne qui contient 43.850 individus, avec leur métier, leur niveau d’études, leur salaire et leur SAE. Nous estimons la probabilité de se déclarer en bonne/très bonne santé pour un métier donné (par rapport à une profession de référence), en tenant compte de l’effet sur la santé d’autres facteurs comme le genre, l’âge, le niveau d’études, le salaire et le statut d’indépendant. Nos résultats révèlent par exemple que par rapport aux enseignants, les agriculteurs ou travailleurs du bâtiment ont 41 % moins de chances de se déclarer en bonne santé, les métallurgistes ou techniciens de surface 35% moins de chances, et les policiers ou services de protection 20 % moins de chances. Il convient de préciser que nos résultats sont partiels car faute de données plus exhaustives et détaillées nous ne pouvons distinguer la pénibilité de certains métiers. Nos résultats sont aussi basés sur des données américaines et européennes car nous n’avons pu, à ce stade, nous procurer les données belges. C’est donc un appel à la poursuite de cette analyse de la pénibilité basée sur des données belges de santé et de mortalité. »
En Belgique les données nécessaires à cette analyse existent via la Banque Carrefour de la Sécurité Sociale. Il faut aussi préciser que la pénibilité varie dans le temps et l’espace et que les indicateurs de pénibilité doivent être recalculés selon la situation et l’époque dans lesquelles ils sont utilisés. L’exemple retenu par le doctorat est éloquent: « être policier en période d’alerte terroriste ne présente pas le même risque qu’être policier en temps normal. »
S’adressant à la RTBF, les porteurs de la réflexion diffusée via Regards économiques reconnaissent qu’il ne faut pas abandonner l’approche qui intègre les facteurs de risque dans telle ou telle profession. L’idéal serait sans doute de croiser les résultats de ces enquêtes, Jean Hendrickx explique: « C’est quelque chose qui est envisageable. Dans la mesure où vous avez des résultats, vous pouvez lier un métier avec un risque de santé ou avec un risque de mortalité, et vous pouvez essayer de croiser ça avec des conditions objectives de travail — le rythme de travail, les horaires, les conditions de travail. Il y a donc moyen de croiser, certaines méthodes existent, ce n’est pas facile à faire« . L’effort est certainement nécessaire dans la mesure où la question de la pénibilité s’inscrit pleinement dans le débat sur l’âge de la retraite et de l’aménagement des fins de carrière.
Source : Regards économiques – RTBF