Nous évoluons aujourd’hui dans un monde dégradé. A force de crises successives (pandémie, énergie, violence…), l’angoisse s’installe durablement dans nos vies. A tel point que nos entreprises conçues pour générer de la croissance et cultiver de l’ambition intègrent aujourd’hui les notions de sobriété, de fatigue, de décroissance… Le Nouveau Normal à intégrer dans nos schémas d’action repose désormais sur la fragilité de nos entreprises et la vulnérabilité de nos managers, bien plus que sur la puissance digitale et l’over-performance. Avec quelles conséquences?
Une citation en guise de préliminaire (parce que c’est important les préliminaires): « Maintenant nous vivons et nous comprenons émotionnellement, dans nos corps, dans nos vies, de manière très ordinaire, par des successions d’effractions du réel qui vont avoir différents visages, ça peut être des coupures d’électricité, c’est tout être, et nous rentrons comme ça dans une banalisation de ce qu’on peut appeler des modes dégradés », analyse la philosophe et psychanalyste française Cynthia Fleury.
Chaque jour se confirme ce fameux syndrome qui consiste à réaliser que nos enfants vivront dans un monde moins ‘confortable’ ou ‘opulent’ que celui que nous connaissons. Raison pour laquelle nous serions bien inspirés de nous habituer à vivre modestement et à faire preuve d’humilité collective. Et d’intégrer dans notre People Management cette prise de conscience nécessaire et quelques pratiques adaptées (il n’est jamais trop tard).
Fragilité plutôt que résilience
Il est fréquent désormais que des collègues et des entreprises – disent tout simplement STOP. Disparaître de la carte est devenu une réelle option. La résilience, concept hyper populaire avant la pandémie et aux premières heures de celle-ci, a sans doute perdu un peu de pertinence au fil des crises. Signe de fatigue profonde ou de réalisme? On cherche encore… Cet état de l’art atteste surtout de notre refus de souffrir davantage, et de reconnaître en fait que nous sommes souvent fragiles. Ne nous voilons plus la face: la continuité de nos activités, individuelles ou collectives, ne tient qu’à un fil (celui de la volonté bien sûr!). Il est possible et donc admis d’abandonner, à condition d’accepter que cela ralentit la bonne marche de nos activités. Autant prévoir en amont que le chemin sera un plus long que prévu.
Le pari risqué de la bienveillance d’autrui
Deuxième constat douloureux: afficher nos propres faiblesses revient à s’exposer à l’un ou l’autre connard tordu qui tentera de s’engouffrer dans la brèche… La question de la vulnérabilité reste dangereuse dans le monde cruel où nous évoluons. Lorsque, pour le surplus, ce sont les managers et le pouvoir qu’ils incarnent qui laissent apparaître leurs failles, c’est une bonne partie de nos schémas classiques qui s’effondre. Parier donc sur la bienveillance n’est pas sans risque dans un environnement compétitif.
Depuis quelque temps déjà, nous essayons de construire de nouvelles formes de succès basés sur la coopération, l’horizontalité, le partage… Nous n’y sommes pas encore. L’ego se met régulièrement en travers de la route. En matière de People Management, un des enjeux contemporains consiste dès lors à trouver des moyens de stimuler les formes de leadership qui n’écrasent pas et de promouvoir les dynamiques de collégialité. Idéaliste? Sans doute…, et très réjouissant lorsque la réussite vient couronner la démarche.
Les normes sont très relatives…
Les tendances et tout ce qui définit le Nouveau Normal ont pour mission de rendre notre monde aussi lisible et compréhensible que possible. Mais il est permis de se demander si le concept de ’norme’ fait encore du sens dans une pratique RH qui avance chaque jour davantage vers le personnalisation… Nous sommes dans le culte de l’individu et chacun.e d’entre nous reste avant tout en quête de reconnaissance individuelle (et cela contribue inévitablement à notre fragilité, comme c’est cocasse!). Cette soif de réalisation de soi et d’épanouissement rend plutôt complexe notre rapport à la normalité. Ce n’est toutefois pas aussi conflictuel que cela peut sembler. Si nous acceptons que les normes sont faites pour être dépassées, tout va bien. Il suffit de les prendre en compte dans notre rapport au monde et aux autres, tout va bien.
Voici la norme. Je la comprends. Je l’intègre. Et je décide de ce qui fait ma différence et ma spécificité.
A chaque fois que nous parvenons à montrer ce qui fait de nous des êtres uniques, y compris dans nos fragilités et notre vulnérabilité, cela devient intéressant pour celles et ceux qui nous entourent. Dans certains cas mêmes, nous pouvons tendre vers l’éblouissement. Idéaliste? Sans doute…
Jean-Paul Erhard