A quoi peuvent donc bien penser les entreprises qui annoncent de grandes campagnes de recrutement alors que les talents n’ont jamais été aussi rares qu’aujourd’hui ? Pensent-elles sincèrement pouvoir atteindre les objectifs annoncés? Il faut être terriblement confiant dans son pouvoir de séduction pour s’engager dans cette voie… Se pourrait-il que ce soit essentiellement une initiative visant à renforcer l’image de marque? Il y a sans doute plusieurs cas de figure entre le coup de poker, l’effet d’annonce et un pari positif sur le futur. Comment savoir donc si le ‘’projet d’embauche’’ – et l’entreprise qu’il soutient – repose sur des bases solides ?
Plusieurs organisations privées et publiques présentant des résultats peu enthousiasmants ou appartenant à des secteurs confrontés à la crise lancent des initiatives de recrutement de masse. Le modèle économique reste difficile à comprendre. Il y a forcément quelque chose qui nous échappe.
Est-il en effet raisonnable de gonfler les effectifs lorsque ceux qui sont en placent n’arrivent manifestement pas à répondre aux attentes? D’une part, il y a la question des moyens : comment mobiliser des ressources budgétaires nouvelles alors que les résultats sont médiocres. Et d’autre part, il faut s’interroger sur la qualité des profils que l’on parvient à attirer lorsque l’image de l’employeur est en souffrance.
Les recrutements de la dernière chance
Voici une clé de lecture possible du point de vue de la direction de l’entreprise en tout cas: ‘’Malgré les mauvais résultats récents, il n’est peut-être pas encore trop tard… Essayons donc d’injecter du sang frais dans l’organisme afin de lui donner un coup de boost.’’
Constatant son incapacité de remplir les missions qui sont les siennes, l’entreprise lance une opération de la dernière chance. ‘’Embauchons de nouvelles forces vives afin de redresser la tête et de trouver un nouvel élan.’’ Est-ce que cela fonctionne ? Dans la plupart des cas, le bilan est négatif. L’opération se solde sur un décalage terrible entre les nouveaux venus et les anciens, avec cette sensation bizarre de ne pas s’inscrire dans le même projet d’entreprise. Le taux de réussite est marginal.
Créer un effet d’annonce qui permet de résister à la pression des (nombreux) insatisfaits ?
Il y a par ailleurs une réalité de terrain de plus en plus répandue. De nombreuses organisations ne disposent tout simplement plus des moyens suffisants pour remplir leurs rôles attendus. Les causes sont multiples. Nous avons cru que la technologie allait réduire le besoin de main d’œuvre. Ce n’est pas le cas. Nous avons imaginé qu’une équipe dont nous développons les compétences et l’expérience pourrait augmenter sa charge de travail à l’infini ou presque. Ce n’est pas le cas. Nous avons rêvé que de bonnes conditions de travail et de rémunération nous protégeraient à coup sûr de la démotivation et des accidents de la vie. Ce n’est pas le cas. Au final, les situations de sous-effectifs se multiplient. La frustration monte auprès des collaborateurs engagés et performants qui ont grand besoin de renforts. Nous sommes alors en mode 100% réactif et confronté au risque réel de ne pas anticiper l’impact des nouveaux recrutements sur la structure de coûts à moyen et long terme. C’est dangereux…
Un pari positif sur l’avenir à gérer de façon responsable.
Enfin, nous voulons envisager une option positive, qui sonne quasiment comme un acte de résistance dans le contexte morose que nous connaissons actuellement. Investir dans nos équipes pourrait être le remède à l’ensemble de nos maux (ou du moins à quelques-uns d’entre eux). Etoffer les effectifs reste un moyen évident pour mieux lutter contre la pression sur le pouvoir d’achat et alléger la charge psycho-sociale ressentie par les travailleurs. A condition bien entendu de porter la même attention à celles et ceux qui travaillent dans nos murs depuis longtemps déjà, de fuir les inégalités de traitement comme la peste et de préparer nos entreprises à faire face aux épreuves en protégeant les équipes en priorité.
Les recrutements de masse nous interrogent, avant de nous réjouir peut-être. Le sentiment dominant est qu’ils tiennent davantage du pari risqué que de la bonne gestion. Difficile de faire la distinction parfois entre le courage et la témérité (voire la bêtise parfois). Les frontières sont minces.
Derrière chaque engagement, il devrait y avoir un ‘contrat moral’ durable, une perspective à long terme. Nous ne sommes bien sûr jamais à l’abri d’un renversement de tendance ni d’un crash économique. Mais notre responsabilité prévoit que nous puissions également anticiper les possibles coups d’arrêt et les risques de devoir gérer des équipes surdimensionnées. A méditer sans doute lorsque l’enthousiasme du recrutement prend le pouvoir.
Jean-Paul Erhard