C’est une impasse et potentiellement un sacré problème pour les gestionnaires de talents. De plus en plus d’entreprises revoient les modalités d’organisation du télétravail afin de ramener les équipes au bureau. Avec quel argument ? « Nous avons perdu la créativité qui surgit lorsque les travailleurs sont ensemble, dans une démarche collective et dans les moments informels ». Ce n’est à priori donc pas un problème de contrôle mais plutôt une question de cohésion et de collaboration… Un argument valable, bien sûr, mais certainement insuffisant pour être en mesure d’imposer à des collègues et à leur famille de modifier à nouveau un équilibre super fragile entre leur vie privée et leur vie professionnelle.
Pour quelle(s) raison(s) n’arrivons-nous pas à stimuler le travail collectif au sein d’un groupe disséminé à travers le territoire ? Et si c’était tout simplement peine perdue de brandir l’argument de l’intérêt supérieur de la dynamique d’équipe alors que l’évolution de la société dans son ensemble penche vers une priorité absolue envers les besoins individuels et immédiats…
Constat d’échec dans notre aptitude à gérer le mode distanciel ?
Les entreprises qui veulent forcer un retour au bureau ne sont pas arrivées à gérer efficacement des équipes à distance. Pourtant, animer un groupe – peu importe sa taille finalement – sans être au contact physique au quotidien n’est franchement pas impossible.
Les ingrédients de base sont connus : il y a la confiance en tout premier lieu pour que le principe d’autonomie soit bien vécu de part et d’autre. Et dans la foulée immédiate, il doit y avoir la solidarité. Cette deuxième fondation est moins évidente à obtenir même si nous disposons de tous les leviers nécessaires.
Sur le terrain, lorsque nous regardons la réalité quotidienne des travailleurs, ce n’est pas la distance qui empêche la collaboration. C’est le cloisonnement des tâches. Et pourquoi passons-nous notre temps à imaginer des procédures et des rôles et responsabilités qui génèrent des silos? Pour optimiser nos modèles économiques et l’utilisation de nos ressources. Une fois encore, nous générons nos propres névroses…
Un excellent moyen de faire fuir des talents précieux…
Le retour contraint au bureau, c’est aussi parfois une méthode hypocrite pour signifier la fin de la collaboration. C’est ce que nous appelons la stratégie Amazon qui a enregistré les démissions dès l’annonce de l’obligation de revenir en mode présentiel. Voilà comment mener une restructuration à fabie coût. Au-delà du cynisme, il faut regarder la méthode avec la perspective qui nous intéresse au premier chef, celle du People Management.
Le rappel des brebis égarées va provoquer des départs. Et, mauvaise nouvelle pour les employeurs qui souhaiteraient obstinément poursuivre dans cette voie: ce ne sont pas ceux qui abusent du travail à domicile qui les quitteront. Ceux-ci trouveront des stratégies de contournement. Ce sont au contraire celles et ceux qui vont être contraints d’accepter, bon gré mal gré, de revenir dans un environnement de travail où ils seront souvent moins efficaces qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent et qui décideront alors d’aller voir ailleurs, là où la flexibilité personnelle sera préservée.
Et on les met où ces collègues qui reviennent en masse dans nos jolis bureaux?
Cette nécessité absolue de retrouver de la cohésion et de la créativité collective va enfin se heurter à une réalité très concrète… L’immense majorité de nos entreprises ont en effet réduit la superficie (et donc le coût) de leurs espaces de travail au cours des années écoulées. Il est fréquent, déjà aujourd’hui, de devoir accueillir des collaborateurs sans pouvoir leur offrir un poste de travail décent et adapté aux activités qu’ils doivent mener. Même s’il existe des solutions – de type ‘tiers lieux’ – qui sont apparues sur le marché, un retour massif en mode présentiel ne pourra avoir lieu sans réinvestir dans l’environnement de travail. Et nous manquons certainement de ressources pour y aller franchement.
Les conditions ne sont pas réunies. Il n’y a ni adhésion ni enthousiasme vis-à-vis d’une limitation de la flexibilité personnelle. Nous aurons bien des situations individuelles à prendre en compte… et des attentes énormes à rencontrer en matière d’empathie et de compréhension des priorités personnelles..
Oui, il faut veiller à préserver les équilibres privé/pro que nos collaborateurs ont soigneusement élaborés au cours de ces dernières années. Nos organisations sont aujourd’hui encore en phase de transition / digestion du travail hybride. Faire marche arrière dès à présent aura un effet destructeur qui confine à l’absurde. Restons lucides : le retour au bureau suivant les schémas anciens n’est pas la solution pour récréer l’intelligence collective que nos managers peinent à stimuler.
Jean-Paul Erhard
Illustration: ©The New York Times