Il y a la théorie et la pratique… D’un côté, nous avons la théorie des 10.000 heures, celle qui explique qu’il ‘suffit’ de se consacrer à raison d’un volume total de 10.000 heures à une pratique, quelle qu’elle soit, pour développer un niveau de maîtrise reconnu à un expert de classe mondiale. Ce n’est pas une question de talent inné. Juste la récompense d’un investissement persévérant, passionné et durable. C’est comme cela que l’on acquiert une compétence exceptionnelle.
De l’autre côté, nous avons la réalité de collaborateurs qui considèrent après six petits mois de travail (acharné ?) qu’ils ont fait le tour de leur fonction et qu’il est temps que nous leur proposions un nouveau défi. Le décalage est énorme. Comment réconcilier l’impatience insolente des uns et l’exigence pénible des autres?
Il est devenu difficile de construire des équipes stables car les travailleurs qui chérissent le temps long sont doucement en voie de disparition. C’est logique dans la mesure où nous avons assuré une promotion intense pour le changement permanent et l’employabilité multiple auprès de nos collègues. Conséquence : les top experts sont rares au sein de nos entreprises. Par contre, les ‘project managers’ dotés d’une approche généraliste chargés d’organiser et de mesurer le travail des autres se multiplient… Temps de revoir notre approche en matière de développement des compétences ?
‘Mon incommensurable talent impose que l’on me propose un nouveau défi.’
La répétition des tâches n’est plus acceptée par les travailleurs. Trop de routine. Trop peu de stimulation. L’apprentissage doit être rapide et varié, à l’image de tout ce que nous consommons aujourd’hui. Nos collaborateurs ont (trop) rapidement envie de passer à autre chose alors qu’ils sont encore, sans contestation possible, en phase de découverte des subtilités de leur fonction et d’une organisation qui évolue jour après jour.
Leur argumentation est simple : ‘’Nos talents doivent être mis à jour régulièrement pour être en phase avec la rapidité de nos cycles économiques et l’agilité nécessaire de nos équipes.’’
La réponse à celle-ci l’est tout autant : ‘’Nous voulons bien sûr la vitesse et la flexibilité, à condition que celles-ci s’appuient sur l’excellence et la qualité dans tout ce que nous mettons en œuvre.’’
Mieux vaut donc veiller à limiter le nombre de surfeurs dans nos rangs pour y introduire quelques artisans soucieux de peaufiner leurs aptitudes professionnelles. Les surfeurs sont naturellement cools et sympathiques, mais ils sont aussi toujours en attente de la prochaine vague, raison pour laquelle ils rechignent à s’engager dans la durée. Pas facile de construire un projet long terme avec ces profils qui changent de spot avec la météo.
Développer une compétence forte, c’est un peu comme jouer à la roulette russe.
Nous pouvons comprendre la position d’une bonne majorité de nos collègues. Le risque de développement d’une expertise de pointe, c’est qu’elle soit tôt ou tard obsolète. Et nous n’avons pas de réponse claire à donner quant à la ‘meilleure’ stratégie en matière d’acquisition de nouvelles compétences. Faut-il viser une maîtrise exceptionnelle d’un savoir-faire, d’une méthode ou encore d’un art… Ou s’agit-il plutôt de privilégier une forme de polyvalence, qui offre un niveau de compréhension et d’exécution raisonnable d’un éventail large de pratiques? Qui peut le dire ?
Du point de vue du travailleur en tout cas, il est clair que lorsque cette compétence acquise dans la douleur sera jugée peu stratégique par son employeur, l’horizon va subitement s’assombrir. Il faut donc comprendre aussi cette volonté de ‘diversification’ de savoirs peu maîtrisés comme un réflexe d’auto-défense.
Des concessions à faire sur le plan de la rentabilité ?
Cette fameuse théorie des 10.000 heures est aussi une forme de résistance à la course effrénée à la productivité. D’une certaine manière, elle prône un retour à la notion de lenteur qui correspond au temps que l’on accorde volontiers aux artisans afin qu’ils puissent nous offrir le nec plus ultra dans le domaine qu’ils ont choisi. Le modèle économique est différent.
Dans nos entreprises, la popularité (relative) de l’artisanat affronte tous les jours la quête de vitesse et d’efficacité des entreprises qui promettent un produit acceptable, avec un niveau de service limité pour un prix décidément imbattable.
Ainsi, puisque c’est au sujet du People Management ET de l’économie que nous réfléchissons ensemble, nous pouvons rapidement estimer que ces profils qui ont investi plus de 10.000 heures dans la puissance de leurs compétences coûtent a priori trop cher à l’entreprise. Du moins, c’est ce que la plupart d’entre nous pensent aujourd’hui, sans avoir jamais pris la peine de réaliser une analyse complète des coûts de non qualité et de perte d’opportunités à cause de notre manque d’expertise.
Au final, il ne serait question que de profitabilité, une fois de plus? 10.000 heures, soit 1250 (petites) journées ou 62 mois environ, çàd un peu plus de 5 ans, à temps plein sur un horaire très raisonnable… Un talent cultivé par le temps, impayable pour une entreprise gérée à l’aide des standards actuels. Ce type d’expert.e n’est pourtant pas voué à disparaître. Au contraire, c’est sous statut indépendant aujourd’hui que ces profils d’exception évoluent. Ils existent bel et bien et sont prêts à monnayer le talent rare qu’ils ont façonné avec le temps, le succès et l’échec. Ce sont des denrées rares que nos entreprises s’arrachent lorsqu’elles ne savent plus comment faire… C’est là toute la beauté et l’ironie d’une théorie des 10.000 heures qui sent bon la sueur et les larmes…
Jean-Paul Erhard