Au milieu des années 90, le luxe ultime, c’était l’espace. Les temps ont changé. La denrée la plus précieuse pour les travailleurs aujourd’hui, c’est le temps. Pouvoir obtenir du temps pour soi-même et pour ses proches est totalement décisif dans le choix d’un employeur que ce soit pour le rejoindre ou pour continuer à lui accorder sa confiance… Sous des formes diverses – flexibilité des horaires, repos compensatoires, disponibilité pour des projets personnels… -, les heures passées au sein de l’entreprise sont au centre de la négociation du contrat de travail ou de collaboration. Logique donc que nous nous posions ensemble une question à la fois existentielle et très matérielle cette semaine: le temps, une valeur en hausse?
L’impact majeur et durable de la pandémie est la modification profonde de la manière d’organiser notre temps de travail. La modification des horaires a été en fin de compte beaucoup plus significative que la multiplication des espaces de travail et la diversité des tiers lieux que nous utilisons pour déployer nos talents. Dans une quête de conciliation des sphères privée et professionnelle, nous sommes de plus en plus nombreux à travailler dans des tranches horaires improbables, entre-découpées de pauses dédiées au bien-être, aux relations sociales et à la famille bien entendu. Si nous n’y prêtons pas attention, un déséquilibre s’installe rapidement dans notre emploi du temps. Et c’est pour cette raison, entre autres, que la variable ’temps’ est devenue si importante dans la relation employé/employeur.
Négocier la flexibilité, négocier du temps pour soi
Offrir du temps à nos collaborateurs – en clair, cela veut dire offrir des jours de congé supplémentaires – est un excellent outil de rétention. Les managers qui restaient sur l’idée qu’un temps partiel ou un aménagement temporaire des horaires représentait une forme de désengagement ont dû revoir leur copie. La capacité de l’entreprise d’entendre le besoin de mieux balancer les heures dédiées au travail avec celles consacrées au privé est indispensable. Afficher la volonté de créer un cadre épanouissant (et planifier dans le même des temps des réunions systématiques à des moments inappropriés) ne suffit plus. Les déclarations d’intention sont remplacées par de vraies négociations autour de l’aménagement de la flexibilité personnelle et collective.
Le temps est ainsi devenu un réel complément voire une alternative à l’augmentation salariale. Avec une dimension souvent très symbolique par ailleurs… Par exemple, les entreprises qui ont instauré le principe du nombre de jours de congé illimité ne sont pas confrontées à des phénomènes d’abus. L’impact sur le niveau d’investissement des travailleurs qui en bénéficient est positif. Ce qui compte vraiment aux yeux des collaborateurs, c’est de savoir que la possibilité existe…
De l’intérêt de pouvoir ‘jouer’ sur une variable très élastique
Il n’y a que 24 heures dans une journée. Et pourtant… Aussi incontestable et puissant que cela puisse paraître, l’entreprise a tout intérêt à discuter du temps avec ses travailleurs car il s’agit d’une variable beaucoup plus élastique que bien d’autres éléments constitutifs du contrat de travail. Grâce au progrès technologique et à l’incroyable créativité de la plupart de nos collègues, nous parvenons sans à repousser les limites de ce qui peut être réalisé dans les temps qui nous sont impartis. Bien sûr, il y a des risques d’ordre qualitatif à prendre en compte. Mais l’expérience nous montre que l’adoption des temps partiels par exemple permet (très) souvent de condenser les prestations sur un volume horaire inférieur, à condition de développer l’efficacité collective en parallèle. De quoi faire bondir les organisations syndicales qui luttent contre les cadences infernales. Mais aussi, de quoi satisfaire les employeurs qui trouvent enfin un dispositif gagnant/gagnant en offrant du temps sans engager de coûts supplémentaires.
Un tableau idyllique s’il n’y avait la question des inégalités…
Dans ce monde idéal que nous sommes en train de décrire, la juste répartition des heures entre les besoins personnels et ceux de l’organisation devrait générer à la fois du bien-être et de la performance. Malheureusement, ce n’est pas aussi simple. La bonne gestion du temps devient en effet un facteur d’inégalité croissante, comme cela se produit pour toutes les denrées précieuses.
En activant la variable ’temps’ dans le panel des éléments qui définissent et organisent nos relations de travail, nous sommes en train de désynchroniser nos entreprises. Il devient compliqué de trouver des temps partagés au cours desquels le collectif peut s’exprimer.
Dans les faits, nous mettons en place des organisations où la priorité appartient à celles et ceux qui ont pris le contrôle de leur temps de travail et qui peuvent dès lors imposer leurs agendas personnels aux autres qui subissent encore des horaires classiques.
Quoi qu’en disent les défenseurs d’une société dite des loisirs, notre temps de travail total n’est pas en diminution. Nous sommes aujourd’hui entrés dans une lutte féroce engagée sur tous les tableaux. Chaque seconde est bonne à prendre, tant sur le plan professionnel que sur le plan personnel. Et le résultat de ce combat jusqu’à présent est le suivant: l’optimisation du temps de travail profite aux profils en vogue sur le marché de l’emploi, tandis qu’elle échappe de façon dramatique aux autres à qui il reste un choix darwinien, s’adapter ou disparaître… C’est la raison pour laquelle nous savons déjà quel est l’objectif central de nos prochaines séances de concertation soci(ét)ale: gagner du temps afin de le partager avec ceux que nous aimons.
Jean-Paul ERHARD